David Le Breton, dans son essai Disparaître de soi – Une tentation contemporaine, aborde le désir de disparaître, de façon consciente ou non, pour se retirer momentanément de notre vie, rythmée par la vitesse, le contrôle et la performance. À la lumière de cette proposition, plutôt que d’interpréter le « burn-out » comme une faiblesse individuelle ou une incapacité à s’adapter aux exigences de notre emploi, on pourrait plutôt le comprendre comme un acte de survie ou le dernier rempart qui reste pour s’échapper, même momentanément, du monde du travail. Dans ce contexte, la logique de « gestion de soi », très répandue dans le discours sur le bien-être, est-elle la voie la plus appropriée pour réfléchir à la sortie du « burn-out »? Et s’il existait d’autres propositions?
« Se gérer » : le premier réflexe face à une rupture de performance
Le sociologue décrit, dans son ouvrage, la lourdeur ou le fardeau contemporain « d’être soi », par lequel il faut constamment montrer et même prouver que nous sommes à la hauteur, en répondant à des responsabilités qui repoussent constamment les limites de notre compétence. Par exemple, il ne suffit plus d’être un parent; il faut être un excellent parent qui connait et applique les meilleures pratiques parentales. Alors qu’elles se sentent dépassées, les personnes qui viennent me voir en consultation relatent les multiples exigences auxquelles elles sont confrontées : leur contexte de travail, une rupture, la maladie d’un proche, une vie familiale effrénée… Une fois bien exposée toute l’ampleur des attentes qu’elles essaient de combler, leur première demande peut se résumer à la phrase suivante : « Que puis-je faire de plus pour maintenir mon niveau de performance à son maximum? » Elles veulent apprendre à gérer leur stress.
Appliquées au monde du travail, les exigences de performance justifient une culture de « l’overwork » qui peut se concrétiser de plusieurs façons. Il peut s’agir d’exiger un nombre d’heures de travail de plus en plus élevées aux employés de façon à répondre à la charge de travail ou, lorsque le cadre de travail ne permet pas cette augmentation des heures, de demander aux employés de « faire plus avec moins » : justifier une augmentation des tâches par une « réorganisation » du travail. Lorsqu’ils me consultent, plusieurs travailleurs expriment leur sentiment d’être dépassé : des dossiers ou des projets de plus en plus complexes, des ressources limitées, des relations de travail tendues, une communication difficile avec les gestionnaires… Une fois bien exposée toute l’ampleur des attentes qu’ils essaient de combler, leur première demande peut se résumer à la phrase suivante : « Comment puis-je mieux m’organiser de façon à compléter toutes les tâches qu’on attend de moi? » Ils veulent apprendre à gérer leur temps.
Dans les deux cas, la logique demeure la même : on cherche à l’intérieur de soi une réponse à des exigences démesurées et extérieures à soi. Bien que les techniques de gestion du stress et de gestion du temps aient sans aucun doute leur utilité, lorsque les demandes et les attentes sont trop grandes, la solution n’est pas d’en faire plus… La solution au « trop », c’est « moins ». Les meilleures techniques de gestion du temps ne feront jamais en sorte que vous complèterez l’équivalent de 35 heures d’activités dans une journée qui n’en contiendra toujours que 24.
C’est en prenant en compte cette réalité que David Le Breton introduit la notion de « disparition de soi » : un moyen de tenir le coup, de résister à ces injonctions inatteignables. Ce désir de retrait, de solitude, d’échappatoire à nos stimulations quotidiennes et constantes se matérialisent de plusieurs façons : le « slowfood », le jardinage, le yoga, la méditation, la marche… Des activités pendant lesquelles nous ne devons répondre à aucun délai, aucune demande et nous pouvons disparaître, en refusant de répondre au téléphone ou aux courriels. Néanmoins, lorsque nous n’avons plus le temps d’introduire ces échappatoires dans nos vies ou lorsqu’ils ne suffisent plus, que nous reste-t-il? C’est ici que le burn-out trouve son sens.
Une autre option : développer le réflexe de la bienveillance personnelle et collective
Plusieurs intervenants, qu’ils soient chercheurs, intellectuels ou cliniciens, ont déjà sonné l’alarme : le milieu du travail nous rend de plus en plus malades, en imposant des injonctions paradoxales. On nous demande de s’épanouir et de s’affirmer dans un travail qui répond à nos aspirations, tout en nous imposant un système qui ne permet pas cet épanouissement. C’est le paradoxe d’être soi en répondant aux exigences d’hyperadaptation de l’autre… Le « burn-out », c’est la réponse à ce paradoxe ou le constat qu’on ne peut s’adapter à l’insupportable. Le fait qu’on observe de plus en plus de cas d’épuisement en milieu de travail nous indique que ce qui devient insupportable est commun à un grand nombre de personnes et s’ancre dans des causes qui dépassent les seuls individus. Ce constat peut sembler fataliste et, pourtant, il n’en est rien. Il est possible de réfléchir à des moyens pour émerger d’une période de « burn-out » et même le prévenir. Ces moyens doivent toutefois refléter l’ensemble de ses causes.
Briser le silence autour de la souffrance au travail
Constater que les causes de la souffrance au travail ont des racines sociales, culturelles et organisationnelles, c’est également accepter l’idée que les solutions ne pourront être qu’individuelles. Un premier pas à faire est de briser le silence entourant la souffrance au travail, à la fois pour prendre acte de l’ampleur du problème mais également pour lever le voile de la honte entourant les personnes qui traversent une période de « burn out ». Lever ce voile permet donc d’amorcer un dialogue sur les causes de cette souffrance, ancrée dans le collectif, pour ensuite passer à une étape suivante, soit l’amorce de changements dans nos pratiques.
Réintroduire un peu d’humanité dans la gestion des organisations
À mon sens, la gestion est une activité essentiellement relationnelle, car on ne peut soutenir la mission d’une organisation sans la participation des individus qui en font partie. Gérer une organisation relève plus souvent de l’art que de la science… Pourtant, elle est graduellement devenue une affaire de technicité : tableaux de chiffres, de données et de statistiques, gestion de processus et analyse de performance organisationnelle. La part humaine du fonctionnement des organisations s’est effacée derrière les « bonnes pratiques » de gestion. Pourtant, l’efficacité des organisations passe par le bien-être de ses membres. Ainsi, renforcer les organisations implique nécessairement de soutenir le bien-être des travailleurs, ce qui ne pourra se faire sans la réintroduction de l’humanité dans les pratiques de gestion. En voici quelques exemples, en vrac :
- appuyer les décisions de gestion sur une réflexion éthique qui prend en compte les impacts des décisions sur l’ensemble des membres de l’organisation;
- favoriser une culture du savoir-être, par la collaboration et le soutien social en milieu de travail, sans négliger la valorisation et la mise en valeur des compétences professionnelles et des savoir-faire;
- avoir une vision claire de l’organisation, de sa mission et de ses objectifs qui aura été communiquée à l’ensemble des membres;
- décliner cette vision en des demandes réalistes, contenues dans des ententes claires.
Cultiver la bienveillance envers soi
Nous l’avons déjà identifié : nous vivons dans une culture qui encourage la sur-performance, c’est-à-dire une adaptation parfaite aux normes sociales de réussite et ce, en tout temps, dans toutes les sphères de nos vies. Quel fardeau… Résister au poids de ce fardeau implique d’abord d’en prendre conscience, et, d’autre part, d’y faire contre-poids. Malheureusement, la pression sociale fait en sorte que nous internalisons ces normes externes et devenons nos propres bourreaux : nous jetons sur nos performances un regard constamment insatisfait, exigeant sans cesse de nous-mêmes d’en faire plus, de réussir mieux.
Faire contre-poids, c’est donc contrer le jugement critique et le regard accusateur, c’est-à-dire cultiver la bienveillance envers soi. Cultiver cette bienveillance signifie qu’on prend conscience de ses limites, de ses zones de fragilité et qu’on les prend en considération dans nos prises de décision. Par exemple, plutôt que d’espérer pouvoir en tout temps « se gérer » et confronter les sources de stress, pourquoi ne pas s’accorder le droit de s’éloigner momentanément de ces sources de stress? Cette mise à distance est souvent interprétée comme de la fuite; pourquoi ne pas y voir plutôt la capacité à prendre soin de soi? Plutôt que d’essayer de tout réussir parfaitement en même temps, pourquoi ne pas admettre que nous avons des ressources limitées et tout simplement prioriser ce qui est le plus important pour nous? Alors que certains y voient un constat d’échec, pourquoi ne pas y voir la capacité de faire des choix éclairés quant à ce qui est bon pour nous?
La majorité des personnes que j’ai rencontrées alors qu’elle traversaient un épisode de « burn-out » sont entrées dans mon bureau avec l’attente d’apprendre à exceller dans la gestion de leur stress, mais leurs apprentissages ne se sont pas limités à une meilleure « gestion de soi ». Elles ont appris qu’elles étaient plus compétentes qu’elles ne le croyaient : elles avaient à leur disposition tout un bagage de connaissances et d’expériences dans lequel puiser pour se ressourcer. Elles ont également accepté le pari de s’accorder du temps, plutôt que de tenter sans cesse de le gérer. Finalement, elle ont également pris conscience de leurs limites et de la façon d’en tenir compte dans leurs choix de vie.
En résumé, poser un regard bienveillant entre individus, au sein des organisations et d’un point de vue collectif permet d’offrir une perspective plus nuancée sur nos normes sociales de performance et de réfléchir à des réponses plus adaptées à la souffrance au travail.
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